Le paradoxe de Morphée : Cannabis et troubles du sommeil

Par Luis David Suarez Rodriguez

Médecin diplômé de l'UNAM avec spécialité médicale en acupuncture et en phytothérapie et médecine de régulation physiologique.

Il est membre de plusieurs associations scientifiques nationales et internationales de médecine fonctionnelle et d'ozonothérapie. Il pratique la médecine fonctionnelle depuis plus de 12 ans et travaille avec le cannabis médical dans son cabinet privé depuis 8 ans. En 2015, il adhère à l'Alliance internationale pour les médicaments cannabinoïdes (IACMA). En 2018, avec la collaboration d'autres professionnels de la santé, il fonde l'Association mexicaine de médecine cannabinoïde (AMMCann AC), une institution à but non lucratif dont les objectifs visent à former les médecins et autres professionnels de la santé à la bonne utilisation des cannabinoïdes au Mexique. Il en est actuellement le président.

Spécialiste en endocannabinologie, il a obtenu son diplôme du DIECC de l'Université National de Rosario en Argentine. Il est le coordinateur académique du premier Diplôme international d'endocannabinologie de PUIS-UNAM.

Auteur de plusieurs articles scientifiques sur la médecine fonctionnelle et la médecine basée sur les cannabinoïdes, il donne des cours et des conférences sur ces thèmes lors de forums nationaux et internationaux.

« Je n'arrive pas à dormir docteur. J'ai commencé à prendre du CBD (Cannabidiol) il y a deux mois passés pour mon insomnie, à la recommandation d'un membre de ma famille et ça a fait des merveilles au début, mais maintenant, ça ne fonctionne plus très bien. Pouvez-vous m'aider? »

C'est une question souvent entendue dans le cabinet d'un spécialiste en médecine cannabinoïde. Le cannabis a été reconnu depuis les anciens temps pour ses propriétés hypnotiques et sédatives et, de nos jours, les troubles du sommeil font partie des raisons les plus fréquentes pourquoi de nombreuses personnes cherchent à prendre des cannabinoïdes et les conseillent.

Cependant, cela soulève certaines questions : Qu'elle est leur efficacité? Peuvent-ils être utilisés à long terme? Quels sont leurs effets contraires? Est-il possible de les combiner avec d'autres traitements? Peuvent-ils remplacer les drogues généralement utilisées contre l'insomnie?

Ce sont juste certaines des questions posées par nos patients et pour lesquelles, en tant que médecins, nous n'avons honnêtement pas encore toutes les réponses. C'est plutôt normal, car touchant à la compréhension du fonctionnement du système endocannabinoïde et de son interaction avec les molécules dérivées de la plante de cannabis. La science est cependant à même de nous permettre de comprendre comment, quand et pourquoi les cannabinoïdes peuvent nous aider à mieux dormir.

Commençons par le fait que les cannabinoïdes fonctionnent en interagissant avec notre système endocannabinoïde (SEC), un système complexe de communication intercellulaire qui pourrait être considéré un « système homéostatique maître » puisqu'il est distribué à travers le corps humain, y compris le cerveau, le système immunitaire et virtuellement tous les organes et les tissus périphériques. Le SEC est connu comme étant composé de molécules endocannabinoïdes, des récepteurs auxquels les cannabinoïdes se lient et à travers desquels ils fonctionnent et enfin des enzymes qui régulent la production et la dégradation de ces endocannabinoïdes.

Le sommeil est une fonction physiologique qui alterne avec l'état de veille. Il a été découvert que cette physiologie est largement organisée en deux phases alternatives : la phase d'absence de mouvements oculaires rapides (non-REM ou sommeil lent) et la phase de mouvements oculaires rapides (REM ou sommeil paradoxal). La régulation du cycle de sommeil-veille est un échange complexe entre plusieurs systèmes neuroanatomiques et neurochimiques, y compris, bien sûr, le système endocannabinoïde.

La phase REM est régulée par les neurones dans le pons et l'hypothalamus et elle est également mise en avant et prise en charge par les neurones cholinergiques situés dans le pons dorsolatéral. Le sommeil non-REM est régulé par les neurones dans la zone préoptique, comme ceux situés dans le nucléus préoptique ventrolatéral, qui entravent les systèmes activateurs ascendants. Ces régions de promotion du sommeil dans le cerveau sont principalement gérées par les neurotransmitteurs inhibiteurs comme l'acide gamma-aminobutyrique (GABA) ou la galanine. L'état de veille, d'un autre côté, est principalement pris en charge par les neurones localisés dans la moitié rostrale de la formation de la réticule et qui émettent vers les zones du thalamus, de l'hypothalamus et du procencéphale. Les principaux neurotransmitteurs impliqués dans la promotion de l'état de veille sont les monoamines (dopamine et sérotonine), l'acétylcholine et le système orexine-hypocrétine. Le système endocannabinoïde est étroitement associé aux rythmes circadiens qui gouvernent le cycle de sommeil-veille, puisqu'il a été observé que les niveaux d'endocannabinoïdes, particulièrement ceux de l'anandamide et du 2-AG fluctuent durant la journée. Les niveaux d'anandamide tendent à être au plus haut durant la phase sombre (nocturne), alors que les niveaux du 2-AG augmentent durant la phase lumineuse (diurne). L'activation des récepteurs de CB1 dans les parties du cerveau précédemment mentionnées, aidant à promouvoir la relaxation et la réduction de l'activité neuronale, peut contribuer à l'induction du sommeil. Les études ont suggéré que l'administration d'endocannabinoïdes comme l'anandamide et le 2-AG, ainsi que l'inhibition des enzymes qui les fractionne, peuvent causer de la somnolence. On pense que cet état est principalement connecté au sommeil non-REM, y compris le sommeil lent, essentiel pour la consolidation et la restauration de la mémoire. Le sommeil non-REM est également caractérisé par la réduction de l'activité neuronale et la relaxation du corps. L'activation des récepteurs CB1 par les endocannabinoïdes contribue probablement à cette régulation générale de l'activité neuronale, facilitant la transition à un sommeil non-REM.

Le système endocannabinoïde semble également influencer la structure du sommeil, y compris la distribution et la durée des différentes étapes du sommeil durant la nuit. Par la modulation de l'activité des circuits neuronaux et la libération de neurotransmitteurs, les cannabinoïdes peuvent affecter l'équilibre entre sommeil léger et sommeil profond, ainsi que l'occurrence du sommeil REM (paradoxal). En plus des modifications observées dans l'activité neurologique, le sommeil montre des fluctuations dynamiques dans les systèmes cardiovasculaires, autonomes, respiratoires et endocriniens, dont la régulation est bien sûr également prise en charge par le SEC.

Par exemple, durant certains tests cliniques sur l'utilisation de cannabinoïdes pour le traitement d'autres conditions comme les douleurs chroniques, le syndrome de stress post-traumatique ou le trouble d'anxiété généralisé, une amélioration de l'insomnie associée avec ces conditions a été observée avec des patients capables de dormir plus longtemps et plus profondément. Cependant, après un moment, certains de ces patients commencèrent à montrer des changements dans leurs comportements de sommeil : si du cannabidiol isolé (CBD) est utilisé, les patients pourraient bientôt développer de l'insomnie, car le CBD manque les effets sédatifs du tétrahydrocannabinol (THC). Donc ces patients ont mieux dormi car ils étaient plus détendus (le CBD étant un excellent anxiolytique), mais le CBD n'a pas provoqué le sommeil. Prenons le cas d'une patiente hypothétique: lorsqu'elle rapporte que le CBD tout seul ne l'aide plus à dormir, la marche à suivre normale serait de lui prescrire tout d'abord une faible dose de THC en plus du CBD, ce qui nous permettrait d'observer de futurs effets positifs contre l'insomnie. Cependant, l'effet sédatif du THC entraine souvent une tolérance et donc la stratégie pharmacologique serait d'augmenter graduellement la quantité de cannabinoïde (THC), jusqu'à ce que la patiente soit capable de dormir à nouveau. Mais alors un autre problème se présente à nous : il a été observé que l'utilisation chronique de THC réduit le sommeil lent et augmente l'état de veille. Au-dessus d'un certain palier, non clairement connu et unique à chaque individu, cette combinaison de CBD-THC ne sera plus appropriée pour le sommeil de notre patiente et risque même d'aboutir à des effets opposés en raison des doses élevées de THC, comme l'anxiété, la paranoïa et même les crises de panique, la tachycardie, les sueurs froides et ainsi de suite. Il est donc injustifiable d'utiliser cette posologie à long terme, tout comme d'utiliser du THC à fortes doses.

D'autres molécules contenues dans la plante de cannabis ont cependant des effets hypnotiques et sédatifs comme le CBN (cannabinol) ou les terpènes comme le myrcène et le linalol. Une fois de plus, les essais cliniques ne nous apportent pas assez d'évidence sur son utilisation sans danger et son efficacité dans le traitement des désordres du sommeil. C'est pourquoi ce serait une bonne chose que les docteurs prennent plus en compte les utilisateurs, car le cannabis démontre, pour changer, qu'une preuve empirique (des données probantes du monde réel), sous forme de témoignages de milliers d'utilisateurs, contredit la science : les personnes qui utilisent le cannabis à titre récréatif (fumé, vaporisé ou sous forme consommable) rapportent qu'elles sont capables de s'endormir et de maintenir leur endormissement. Cela pourrait provenir de la souche du cannabis consommé ou, en d'autres termes, du cannabinoïde et du profil terpénique de ces souches. Les terpènes sont connus pour avoir une variété d'effets biologiques et leur présence dans le cannabis peut contribuer à l'ensemble des propriétés médicinales de la plante. Le myrcène et le linalol sont juste deux exemples de terpènes qui se sont révélés avoir des effets prometteurs dans le traitement d'une variété de conditions, en particulier l'insomnie et les troubles du sommeil. Cet effet synergique entre les différents composants du cannabis, connu comme l'effet d'entourage, soulève d'importantes questions sur l'interaction entre les éléments de composition de cette plante. Alors que l'évidence récente des essais cliniques contrôlés suggère que cet effet pourrait ne pas être aussi crucial que pensé précédemment, il s'agit encore d'un domaine nécessitant plus d'exploration, particulièrement en raison des résultats contradictoires observés dans les études cliniques ou en tant que preuve empirique. Afin de développer des traitements ciblés et effectifs, il est crucial de comprendre comment fonctionnent ensemble les différents composants du cannabis, ou s'ils peuvent potentiellement s'annihiler mutuellement.

Dans l'histoire du cannabis, les souches de cannabis Indica sont considérées contenir plus de profils terpènes sédatifs et les souches Sativa, des profils plus stimulants. Une étude récente (4) s'est penchée sur les données subjectives (c'est à dire la perception d'effets auto-déclarée) de personnes qui ont utilisé du cannabis pour contrôler les symptômes d'insomnie. Les découvertes rapportées sont très intéressantes : selon les utilisateurs, les souches indica ont été celles le plus couramment utilisées contre l'insomnie, tandis que les souches sativa l'étaient le moins. L'étude a également souligné les variations dans le contenu THC et CBD parmi les différentes souches et incorporé une catégorie de produits dans laquelle le CBD est prédominant. Les fréquences de formes et de méthodes d'ingestion des produits cannabis pour les différents groupes d'âges et de sexes ont été étudiées. Le vapotage est apparu comme la méthode d'ingestion la plus populaire à tous les groupes. Il est particulièrement intéressant de noter que les produits du cannabis se sont révélés être les plus efficaces pour la réduction de l'insomnie, indépendamment du sexe, de l'âge ou de l'heure de la prise à un jour donné. Il a été découvert que les souches indica et à dominante indicahybrides sont les plus efficaces dans le contrôle de l'insomnie en comparaison aux souches à dominante CBD et/ou à dominante sativa. Les auteurs de cette étude ont reconnu que l'efficacité des produits du cannabis peut être liée aux effets pharmaceutiques et aux effets d'attente de réponse. L'étude suggère que les recherches à venir devraient explorer les effets des terpènes et des cannabinoïdes sur l'efficacité perçue et souligne l'importance d'une véritable compréhension de l'effet d'entourage. Elle classifie également correctement les produits du cannabis en fonction de leur composition chimique ou chimiotype.

Les cannabinoïdes ont également démontré leur potentiel dans le traitement de certaines conditions liées au sommeil, comme l'apnée du sommeil et le syndrome des jambes sans repos (SJSR). L'apnée du sommeil est un désordre caractérisé par une interruption de la respiration durant le sommeil, entrainant une fragmentation du cycle de repos et une somnolence excessive durant la journée. Les syndrome des jambes sans repos est, d'un autre côté, un désordre neurologique causant un besoin irrésistible de bouger les jambes, souvent interrompant le sommeil. La recherche suggère que les cannabinoïdes et particulièrement le THC (tétrahydrocannabinol) et le CBD (cannabidiol) peuvent avoir des effets thérapeutiques à la fois sur l'apnée du sommeil et le syndrome des jambes sans repos. Il a été trouvé que le THC réduit la fréquence des périodes d'apnée (pauses dans la respiration) et améliore la qualité générale du sommeil des personnes souffrant d'apnée du sommeil. Le CBD quant à lui a démontré une promesse d'amélioration des symptômes du syndrome des jambes sans repos, comme le besoin incontrôlable de bouger les jambes, accompagné de sensations très désagréables.

Les utilisateurs réguliers de cannabis qui arrêtent son usage déservent une mention à part, car le principal symptôme de sevrage chez les personnes dépendantes au cannabis est l'insomnie, caractérisée par une difficulté dans l'endormissement et le maintien du sommeil, pouvant durer sur plusieurs semaines ou plusieurs mois après l'arrêt de la prise du produit. Cette réalité démontre en tout cas de l'importance d'avoir un SEC équilibré et sain pour s'endormir et dormir sans interruption.

Les cannabinoïdes sont-ils donc utiles ou non pour traiter les troubles du sommeil?

La réponse est oui, tant qu'ils sont pris avec précaution et avec une prise de conscience des risques potentiels et des bénéfices attendus. De ce point de vue, il est décisif de discuter avec son médecin des stratégies à suivre pour éviter le développement d'une tolérance aux cannabinoïdes, comme leur mélange avec des faibles doses de mélatonine ou d'autres hypnotiques, l'arrêt du traitement pendant une semaine à toutes les huit à douze semaines pour permettre au SEC de revenir à la normale, l'incorporation d'autres stratégies d'induction du sommeil, comme la méditation et l'exercice, la suppression de prise de caféine après la mi-journée, le réexamen de ses habitudes et de son comportement autour de l'heure du coucher : par exemple, en évitant la lumière bleue des écrans électroniques au moins une heure avant d'aller au lit, et ainsi de suite. Comme pour tout traitement impliquant le SEC, un aspect crucial à prendre en compte est la diète, qui devrait toujours être riche en matières grasses saines, en prébiotiques et probiotiques, car le SEC aide également à la régulation de la microbiote, dans un ballet complexe avec de nombreuses molécules de signalisation des lipides comme le palmitoyléthanolamide (PEA) ou l'oléoyléthanolamide (OEA) et de nombreuses autres molécules qui font partie de la composition de ce que nous appelons maintenant l'endocannabinebiome.

En conclusion, la recherche scientifique sur le système endocannabinoïde et la régulation du sommeil suggère que les cannabinoïdes peuvent avoir des effets positifs à court et moyen termes mais que l'utilisation chronique du cannabis peut affecter négativement la qualité du sommeil au long terme. Bien que les cannabinoïdes soient prometteurs dans le traitement de l'insomnie, du SJSR et d'autres troubles du sommeil, il est nécessaire de poursuivre les recherches pour déterminer leur efficacité et leur utilisation sans danger. Comme toujours, il est important de recevoir un avis médical avant d'utiliser des cannabinoïdes pour traiter n'importe quel symptôme et d'explorer d'autres options de traitement.

Bibliographie :

1. Kaul, M., Zee, P.C. & Sahni, A.S. Effects of Cannabinoids on Sleep and their Therapeutic Potential for Sleep Disorders. Neurotherapeutics 18, 217–227 (2021). https://doi.org/10.1007/s13311-021-01013-w

2. Viola Brugnatelli, Mres; Fabio Turco, PhD. Principles of Clinical Cannabinology. A Comprehensive Guide to Medical Cannabis in Europe. CannabiScientia. Prohibition Partners. 2023. pp 54-66

3. Tomkiewicz, M., Tomkiewicz, J., et. al. (2023). CBD and THC - influence on insomnia, sleep apnea and restless leg syndrome - review based on recent advances. Journal of Education, Health and Sport, 13(3), 320–330. https://doi.org/10.12775/JEHS.2023.13.03.041

4. Kuhathasan N, Minuzzi L, MacKillop J, Frey BN. The Use of Cannabinoids for Insomnia in Daily Life: Naturalistic Study. J Med Internet Res. 2021 Oct 27;23(10):e25730. doi: 10.2196/25730. PMID: 34704957; PMCID: PMC8581757.

5. Weston-Green Katrina, Clunas Helen, Jimenez Naranjo Carlos. Review of the Potential Use of Pinene and Linalool as Terpene-Based Medicines for Brain Health: Discovering Novel Therapeutics in the Flavours and Fragrances of Cannabis. Frontiers in Psychiatry. (12) 2021. https://www.frontiersin.org/articles/10.3389/fpsyt.2021.583211 DOI=10.3389/fpsyt.2021.583211

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